Textes, photos, vidéos : © Patrick Kersalé 1998-2023, sauf mention particulière
Bien que l’UNESCO ait classé le seul instrument khmer nommé Chapei Dang Veng, l’étude de son histoire et de son organologie ne saurait faire l’économie d’une investigation dans l’univers du krajappi* thaï dont la forme et la technologie sont similaires. Trois raisons essentielles motivent ce choix :
* Compte tenu de la récurrence du mot krajappi comme thème principal, nous n'utiliserons pas les italiques, à l'instar du terme chapei.
Dans l'état actuel de nos recherches, la plus ancienne iconographie du krajappi en Thaïlande semble dater du XVIIIe siècle. L'image ci-contre est une peinture de l’école d’Ayutthaya, appartenant à la maison Jim Thompson de Bangkok. Elle est extraite du livre éponyme. Elle représente le Prince Siddharta s'échappant du palais où il a grandi.
Dans l’état actuel de nos recherches, cette représentation du krajappi serait la plus ancienne. Il s'agit d'un orchestre de mahori, une musique pratiquée à la cour d'Ayutthaya au moins depuis la moitié du XVIIIe siècle, mais certainement plus ancienne encore. On y voit déjà la structure des orchestres khmers phleng arak et phleng kar boran, à savoir, en transposant les noms des instruments khmers : le luth chapei, la vièle tro khmer, le hautbois à anche large pei ar, les tambours en gobelet skor arak ou skor daey, et un tambour sur cadre vu de face, skor romonea. Certes ce dernier tambour n'est pas présent dans le phleng arak et le phleng kar boran mais la structure de l'ensemble est similaire. On sait que les orchestres cambodgiens traditionnels étaient, et demeurent, à géométrie variable selon les provinces, les formations elles-mêmes, la disponibilité des musiciens et des instruments.
Pour la dénomination des instruments thaïs, voir le chapitre ci-après : La Chapelle Buddhaisawan (Bangkok).
Pour décrire la scène ici dépeinte, nous avons retenu la version française (remaniée) du moine Dhamma Sāmi dans son ouvrage « La vie de Bouddha et de ses principaux disciples ». Cette scène est récurrente dans les pagodes du bouddhisme Theravada, tant en Thaïlande qu'au Cambodge.
« De retour au palais, en ce lundi de pleine lune de juillet 97 selon le calendrier de la Grande Ère, le prince Siddhartha se dirigea tout droit vers le salon principal, sans prendre la peine de monter dans la chambre où étaient installés la princesse et son bébé. Arrivé là, il s’allongea sur son vaste trône, abrité par une large ombrelle blanche. Tout autour de lui, de jeunes et belles femmes dansaient, d’autres jouaient des instruments de musique, d’autres encore chantaient de plaisantes mélodies, toutes richement vêtues, soigneusement coiffées et agréablement parfumées. Contrairement aux jours précédents, le prince n’éprouvait plus le moindre plaisir à ces réjouissances. Les kilesā (impuretés mentales) lui pesaient désormais tant qu’il n’acceptait plus de les subir, si infimes soient-ils. Ce soir-là, insensible au gracieux spectacle des danseuses, aux délicates harmonies des musiciennes et à la douceur de la mélodie des chanteuses, il s’endormit.
Voyant le prince endormi, les femmes du palais, embarrassées, n’osèrent plus aucun mouvement, par peur de le déranger dans son sommeil. Elles ne se risquèrent pas non plus à partir, l’ordre ne leur ayant pas été donné. Toutes restèrent sur place. L’heure avançant, elles s’endormirent sur place dans un total désordre : les corps éparpillés étaient dirigés en tout sens, des langues pendaient, certaines ronflaient, bavaient, râlaient, parlaient en dormant, mâchonnaient, certaines avaient la bouche grande ouverte, d’autres s’étaient à demi dénudées dans l’inconscience du sommeil… Après le milieu de la nuit, le prince se réveilla. Contemplant le spectacle désolant qui s’offrait à ses yeux, il fut alors définitivement rassasié des kilesā. Dégoûté, écœuré par cette vision répugnante qui lui fit penser à un charnier désordonné où les cadavres s’entassent pêle-mêle, il déprima. Une pensée traversa son esprit : “Et dire que je suis resté insouciant, plongé dans ce monde des plaisirs sensoriels vingt-huit années durant !”
C’est à ce moment que le prince décide de mettre aussitôt à l’œuvre sa décision de quitter le palais pour la forêt… »
Dans la presque totalité des cas, les musiciennes sont représentées endormies, ainsi que décrit dans le texte original. Toutefois, ici, la princesse et son bébé sont plongés dans le sommeil tandis que les musiciennes jouent pour des spectateurs éveillés.
Comme c’est bien souvent le cas pour l’illustration des textes à caractère mythologique ou historique, les artistes représentent les instruments de musique de leur environnement proche, mais non ceux de l'époque qu'ils illustrent. Il ne faut donc pas voir là, ni nulle part ailleurs, les instruments de musique de l'époque du Bouddha.
La Chapelle Buddhaisawan de Bangkok fut édifiée en 1795 pour abriter la statue du Bouddha du Lion (Phra Puttha Sihing) qui serait d’origine cinghalaise et daterait du XVe siècle. Elle se situe dans l'enceinte du Musée National de Bangkok. La chapelle est aujourd’hui consacrée en tant que temple bouddhiste et de nombreux fidèles la fréquentent quotidiennement. Toutefois, aucun moine n’y est rattaché. Elle contient l’illustration de la 548e et dernière vie du Bouddha en 28 peintures murales réalisés entre 1795 et 1797.
L’état de conservation des panneaux est inégal et les peintures ont dû être restaurées à plusieurs reprises. Un même panneau peut représenter divers événements, parfois anachroniques, séparés par des motifs végétaux (arbres, buissons), minéraux (roches) ou aquatiques (étangs, rivières, mers). Les événements importants sont toujours peints sur fond rouge et surmontés de décorations en zigzag, typiquement siamoises.
La peinture a été faite par le procédé dit tempera ou détrempe, sur des murs lavés et séchés ; les couleurs, entièrement naturelles, ont été appliquées sur les murs secs, puis stabilisées à l’aide de fixatifs naturels.
Nous présentons ici l’exhaustivité des panneaux de cette chapelle contenant au moins un luth krajappi tant ils sont beaux et représentatifs de la culture bouddhique de cette époque. Les krajappi sont tous joués par des femmes et, dans un cas unique, par un être mythologique.
Ces peintures datent du début de la période de Rattanakosin (1782–1932) du Roi Rama Ier, c'est-à-dire juste de la fin du Royaume d'Ayutthaya (1350-1767). Elles mêlent des éléments illustrant la vie de Bouddha, de Sa naissance à Son éveil, et
des scènes de la vie de la cour. Elles sont un précieux témoignage de la vie à Ayutthaya car elles montrent les divers ensembles et instruments utilisés lors des cérémonies. Il convient
toutefois de pondérer ce point de vue que nous développons ici. Tous ces ensembles relèvent du style musical
mahori et tous les instruments font toujours partie du patrimoine instrumental thaï contemporain : vièle saw sam sai (ซอสามสาย), luth krajappi (กระจับปี่) , flûte khlui (ขลุ่ย), tambours klong thap (กลองทับ) ou thon/rammana (โทนรำมะนา), cymbalettes ching (ฉิ่ง), percussion à lames krap phuang (กรับพวง). Ces instruments, à l'exception du krap phuang, appartiennent également au patrimoine
instrumental khmer sous des formes légèrement différentes.
Nous allons toutefois nous intéresser ici au seul krajappi.
“Durant les trois mois de mousson, le Bouddha prêche auprès de sa mère et des dieux, y compris Indra, le souverain du paradis de Tavatimsa. En chemin, Il passe au-dessus de la tête d'un nāga, serpent maléfique ayant à la fois forme humaine et princière. Ce méchant nāga en combat un autre, Mogellana, un disciple du Bouddha, jusqu'à ce que ce dernier se déguise en Garuda, l’ennemi des nāgas. Pour convaincre ses ennemis, le Bouddha accomplit des miracles : d'une graine, il fait jaillir un manguier couvert de fruits et apparaît lui-même sous diverses formes simultanément.”
Le krajappi présenté ici a une caisse de résonance ovale et présente trois chevilles. Les frettes ne sont pas visibles.
“Le père du Bouddha, le roi Suddhodana, envoie le neuvième émissaire pour trouver le Bouddha afin qu'il revienne à Kapilavastu, prêcher auprès de lui-même et de ses proches.”
Deux orchestres sont représentés en miroir de part et d'autre de la tour de crémation. Les frettes des krajappi ne sont pas visibles. Les deux caisses de résonance ont des formes sensiblement différentes : celui de gauche est plus proche de la forme de la feuille de l'Arbre de la Bodhi. Celui de droite laisse apparaître quatre chevilles d'accordage.
“Du paradis de Tavatimsa au monde des hommes, accompagné du dieu Indra, de Brahma et de musiciens célestes, le Bouddha descend le triple escalier d'or, d'argent et de bijoux scintillants. Au moment de la descente, un miracle permet aux trois mondes, les cieux, la terre et les enfers, d'être simultanément visibles par chacun. Une fois sur Terre, le Bouddha prêche auprès des disciples rassemblés.”
Sur cette scène, deux krajappi sont représentés dans deux contextes différents. En haut à gauche, le Gandharva Pañcaśikha joue du krajappi. Il tient, dans ses deux autres mains, deux petits tambours-hochet ; cet instrument est l'un des attributs du dieu Shiva lorsqu'il est représenté comme Dieu de la danse. Il est accompagné par Indra qui tient l'épée et la conque. La caisse de résonance de son krajappi est ovale. L'instrument comporte cinq chevilles d'accordage mais seulement trois cordes. Peut-être faut-il voir là une représentation symbolique : les cinq chevilles pourrait représenter les cinq monts du Meru ou demeurent les dieux de l'hindouisme, et les trois cordes, les trois dieux de la Trimurti : Brahma, Vishnu et Shiva. Mais il pourrait également s'agir de la réalité organologique d'un instrument vu par l'artiste peintre. En effet, les chapei khmers à trois chevilles ne comportent en réalité que deux cordes de jeu. L'une des chevilles sert à tendre le fil qui passe à travers les frettes afin d'éviter leur perte. Il pourrait s'agir d'un dispositif similaire.
Le second krajappi se situe sous l'escalier par lequel le Bouddha descend dans le monde des humains. L'instrument possède deux paires de cordes et les frettes sont visibles. Les musiciennes ont la même coiffure que la joueuse de chapei du Palais royal de Phnom Penh photographiée par Émile Gsell à la même époque. On voit bien, à travers ce détail, combien la Cour du Siam et celle du Cambodge sont culturellement proches.
“La princesse Yasodhara est l'épouse du Bouddha qu'il a abandonnée en même temps que son fils lorsqu'il quitta, une nuit, le palais. Une légende rapporte que le Roi Udena avait trois femmes ; deux d'entre elles, Mâgandiyâ et Sâmâvatî, étaient de farouches rivales : l'une était disciple du Bouddha, l'autre, jalouse et vindicative. Un jour, alors que le Bouddha visitait le royaume, chaque reine se comporta en conséquence : la première l'accueillit avec des offrandes de nourriture, la seconde répandit des rumeurs et fit aboyer les petits chiens après lui.”
Il est question d'un luth dans cette histoire : “À cette époque, le roi avait coutume de partager son temps de manière égale entre ses trois femmes, passant sept jours à tour de rôle dans l'appartement du chacune d'elles. Mâgandyia, sachant qu'il irait le lendemain ou le surlendemain dans l'appartement de Sâmâvatî, fit dire à son oncle : "Envoyez-moi un serpent dont vous aurez préalablement imbibé les crocs de venin.” Ainsi fut fait. Or le roi avait coutume, partout où il allait, d'emporter son luth magique, charmeur d'éléphants. Dans la table d'harmonie de l'instrument, il y avait un trou. Mâgandiyâ y introduisit alors le serpent et boucha l'orifice avec un bouquet de fleurs. Pendant deux ou trois jours, le serpent resta dans le luth…” Lire la suite ici.
Le krajappi dépeint ici a une caisse de résonance dont la forme est proche de celle de la feuille de l'arbre de la Bodhi. Il possède trois cordes : deux grosses et une plus fine. Vingt frettes sur le manche et six sur la table d'harmonie. Deux chevilles seulement sont visibles.
“Cette scène dépeint les fiançailles, la procession et la célébration du mariage royal des parents du Bodhisattva, du Roi Suddhodana du clan Sakya et de la Princesse Maha Maya au palais de Kapilavastu. Les futurs époux, entourés des membres de la cour, se font face : entre-eux se trouve un bai sri (arrangement végétal à la fonction rituelle). À gauche, le prince Suddhodana Gautama est flanqué de Brahma aux quatre visages et d’Indra, en vert. A droite, se trouvent la princesse Maha Maya et sa suite.”
L'orchestre se compose ici de six instruments. De gauche à droite : cymbalettes, vièle à pique, luth krajappi, tambour sur cadre, tambour en gobelet et une petite percussion à main constituée d'une liasse de lattes fines de bois dur ou d'ivoire, et de laiton ou de cuivre, attachées ensemble à une extrémité, dénommée krap phuang (กรับพวง). Les deux joueuses de tambour ont la bouche entr'ouverte, ce qui signifie qu'elles chantent. Ce krajappi possède deux paires de cordes, dix-sept frettes sur le manche (expression graphique impossible dans la réalité) et six sur la table d'harmonie. L'une des caractéristiques de cet orchestre est que les deux joueuses de cordophones sont représentées comme des gauchères car les tenues sont inversées.
La hiérarchie de la scène apparaît clairement de bas en haut : de la rue au Palais royal. Sept musiciennes jouent dans un espace dédié. La caisse de résonance du kracchapi a la forme de la feuille de l'arbre de la Bodhi. On compte treize frettes sur le manche et sept sur la table d'harmonie. Les chevilles sont organisées en croix et les deux paires de cordes sont bien visibles. Si la joueuse de krajappi est droitière, la joueuse de vièle est représentée comme une gauchère.
Il s'agit ici de la scène classique du grand renoncement, dans laquelle le Prince Siddhartha quitte son épouse et son fils nouveau-né pour chercher à comprendre comment libérer l’humanité de la souffrance. En sortant du palais, il laisse les musiciens et les danseuses endormies. Puis il rencontre quatre messagers divins déguisés : un vieil homme, un malade, un mort et un ascète errant, ici représenté sous les traits d’un moine.
La scène des musiciennes et danseuses endormies est, pour les artistes peintres, l'occasion de représenter des instruments de musique qu'ils ont eux-mêmes vu dans leur environnement socio-culturel. Selon le niveau culturel et intellectuel du peintre ou de son maître d'œuvre, le choix des instruments et la qualité des détails sont variables. Ici, on aperçoit le manche du krajappi, celui de la vièle et trois autres instruments émergeant des corps abandonnés.
Ces peintures sont riches d'enseignement sur les instruments et les pratiques musicales de la fin du XVIIIe siècle. Elles sont, rappelons-le une fois encore, le reflet de la vie à la Cour d'Ayutthaya détruite depuis peu. Il faut tout d'abord considérer ces orchestres comme des formations palatines et non populaires. Ici, des femmes jouent les instruments, ce qui n'a pas toujours été le cas à la Cour d'Ayutthaya. La réalité de la musique populaire est tout autre. Les formations sont constantes d'une peinture à l'autre, démontrant que ce modèle orchestral est adapté aux évènements ; elles jouissent d'un grand prestige puisqu'elles sont à la fois au service du Bouddha, de la cour et de l'aristocratie.
Le nombre de frettes représentées n'est pas fiable. En revanche, on peut conclure que tous les krajappi de la cour, à cette époque, possédaient deux paires de cordes accordées deux à deux à la quarte ou la quinte selon la tradition. Cette configuration offre à l'instrument une plus grande puissance sonore et une richesse harmonique accrue. En effet, en musique, 1+1 n'est pas égal à 2. Le léger déphasage pouvant résulter d'une différence d’accordage entre deux cordes adjacentes crée des harmoniques qui enrichissent le son par delà la simple addition de la puissance acoustique de chacune des cordes.
La présence de musiciennes à la cour s'inscrit en droite ligne des orchestres de la cour du roi Jayavarman VII et probablement d'autres souverains, mais nous n'avons pas de preuves tangibles concernant ces derniers.
Les scènes à caractère religieux ou profanes dépeintes dans cette chapelle nous offrent de toucher du doigt la vie à la cour d'Ayutthaya : costumes, coutumes‚ danses et instruments de musiques sont autant de témoignages absents de l'iconographie du Cambodge.
Ce cabinet du XVIIIe siècle de l'école d'Ayutthaya, appartenant au Musée National de Bangkok. Il montre un ensemble musical conforme à ceux de la Chapelle Buddhaisawan, auquel s'adjoignent d'autres instruments. Ainsi, de gauche à droite : un aérophone (hautbois ?), une paire de cymbalettes, un carillon de gongs, un tambour en forme de tonnelet, un luth krajappi, une vièle à pique, un second aérophone (hautbois ?).
À l'arrière du meuble, un autre joueur de krajappi semble faire le pitre !
La construction du Wat Niwet Thammaprawat a été ordonnée par le Roi Chulalongkorn (Rama V) en 1876 pour servir de temple royal au Palais Bang Pa-In. Bâti dans un style néo-gothique, avec des vitraux et un autel, il est l'œuvre de l'architecte italien Joachim Grassi. Il ressemble à une église chrétienne, mais son image principale est celle du Bouddha, en lieu et place du Christ crucifié. Sa construction a été achevée en 1878.
Ce temple relève de l'Ordre Dhammayut du bouddhisme thaï Theravada. Classé monument historique, il a reçu le prix "Architectural Conservation Award" en 1989. Il est situé sur une île du fleuve Chao Phraya.
Dans une niche située à l'extrémité de l'édifice se trouve un musicien jouant du krajappi. L'instrument est très réaliste. Il possède trois chevilles, une douzaine de frettes (la première semble toutefois manquer) et deux cordes.
Cette œuvre est à rapprocher de la suivante, appartenant au Musée National de Bangkok.
Quelques rares instruments anciens (fin XIXe, début XXe s.) documentés et référencés sous la terminologie “krajappi”, appartiennent à divers musée à travers le monde. Voici quelques liens :
Deux instruments exceptionnels (non datés) font partie de la collection du Prince Paribatra. Ils sont exposés dans deux vitrines de la “Maison I” du Musée du Palais Suan Pakkad à Bangkok. Ils sont de dimensions exceptionnelles. Nous n’avons pas pu prendre leurs mensurations compte tenu de leur inaccessibilité, mais leur longueur totale est de l’ordre de 1,35m. Tout est démesuré dans ces instruments : l'épaisseur de la caisse de résonance et de la table d’harmonie, la hauteur des frettes, la largeur du manche, l'espacement des cordes, la longueur de la tête. L’un d’eux est décoré d’une mosaïque de tesselles de verre de couleur verte, mais dont l’état ne permet plus d’admirer la juste beauté. Pour s'en faire une idée, on pourra admirer l’instrument de Nattaphan Nuch-amphan dénommé “krajappi de verre” (voir plus bas). La particularité de ces deux krajappi tient également dans l’utilisation exceptionnelle d’un chevalet à l'instar de nombreux autres types de luths à travers le monde.
Nous distinguerons les deux krajappi du Prince Paribatra par deux appellations distinctes : le “krajappi simple” et le “krajappi aux tesselles de verre”.
La plupart des constituants du “krajappi simple” semblent originaux, à l'exception des frettes qui sont la partie la plus sensible et de la fixation visée du cordier. Mentionnons ici que sur les krajappi à quatre cordes, il n'existe pas de fil “anti-perte” comme c'est le cas sur les chapei bicordes. La table d'harmonie, fendue, a fait l'objet d'une consolidation. Cet instrument, comme le suivant, dispose d'un chevalet, ce qui a peut-être pour avantage d'augmenter la puissance sonore de l'instrument, mais l'inconvénient de d'augmenter la hauteur des frettes. Nous pensons qu'il s'agit d'un ajout ultérieur à la fabrication initiale. Ce que l'on peut remarquer, c'est que sur l'instruments du Musée de la Musique de Paris, le cordier était simplement collé sur la table d'harmonie. La seule traction des cordes dans l'axe du cordier permettait de recourir à un simple collage. Or ici, l'angle formé par les cordes entre le cordier et le sommet du chevalet crée une traction à laquelle le collage ne résiste pas. C'est pourquoi le cordier a été vissé dans la table d'harmonie.
Tous les constituants du “krajappi aux tesselles de verre” nous semblent originaux, à l'exception, là encore, des frettes, de même facture que pour le “krajappi simple” et de la fixation par vissage du cordier dans la table d'harmonie.
Nous allons comparer ici l'un des instruments photographié par Émile Gsell, l’instrument du Musée de la Musique de Paris (ref. E.1177) et les deux krajappi du Prince Paribatra appartenant au Suan Pakkad Museum à Bangkok.
Une remarque préalable doit aussi être faite à propos de la paternité des instruments présents sur la photo d’Émile Gsell ci-contre. La vièle tricorde a plutôt la taille d’un saw sam sai siamois que celle d’un tro khmer contemporain. De même pour le tambour en gobelet. Nous pensons que certains de ces instruments (chapei/krajappi, vièle et tambour en gobelet) ont été fabriqué au royaume du Siam ou bien sur le territoire Cambodgien par un luthier siamois, voire khmer formé au Siam. Le xylophone, le métallophone, le carillon de gong et la cithare ne présentent pas de particularisme khmer ou siamois.
Nous présentons ci-dessous le chapei ref. E.1177 du Musée de la Musique de Paris et les deux krajappi du Prince Paribatra. La forme des caisses de résonance est comparable. Nous pouvons également les rapprocher de la photo d'Émile Gsell.
La forme générale des cordiers et le décor central sont les mêmes, au détail près. Nous pouvons là encore les rapprocher de la photo d'Émile Gsell.
Les chevilliers, les têtes et les chevilles sont identiques et nous pouvons, une fois encore, les rapprocher de la photo d'Émile Gsell.
Les caisses de résonance, l'essence des bois des tables d'harmonie (probablement roluoh), les cordiers, les chevilliers, les chevilles et les têtes sont en tous points identiques. Nous suggérons même que tous ces instruments aient pu être fabriqués par le même atelier, fut-il khmer ou thaï.
En comparant tous les éléments à notre disposition, les deux krajappi du Prince Paribatra pourraient dater de la fin du XIXe siècle. Les frettes, en revanche, sont trop neuves pour être originales. On ne voit aucune trace d'usure. La touche, sous la corde, semble être en bambou, ce qui est atypique pour un instrument de cette qualité. L'usage de chevalets est lui aussi curieux ; ils semblent avoir été ajoutés à une date postérieure (sous réserve).
Un point intéressant concerne l'appellation de ces instruments de même nature et de même facture : ils sont nommés chapei par les Khmers et krajappi par les Thaïs ! Une belle leçon d'humilité !
Lorsque l’on confronte les divers éléments organologiques, tous ces instruments semblent avoir été fabriqués par le même luthier, fut-il khmer ou thaï. Alors, comme ils se trouvent, d’un côté entre des mains khmers et de l’autre, entre des mains thaïes, la question se pose : s’agit-il de chapei ou de krajappi (au sens nationaliste du terme) ?
Si l’on compare les divers chapei photographiés individuellement par Émile Gsell avec ceux d’autres photographes, notamment l’instrument posé au sol de la Princesse Kanakari au début du XXe s., on a bien affaire à des instruments de même génération compte tenu de certains détails organologiques : courbe de la tête, quatre chevilles fines, frettes collées sur la table d’harmonie.
On peut provisoirement conclure que les instruments de la Cour du Cambodge, à l’époque où Émile Gsell les a photographiés, et ceux de la Cour du Siam étaient de facture comparable. On peut aussi dire qu’il y eut, d'un côté, des instruments de cour de haute facture, à quatre cordes et, d'un autre côté, des instruments plus modestes, fabriqués, pour des musiciens du peuple, par des luthiers professionnels, les musiciens eux-mêmes ou leur entourage. Mentionnons que la fabrication d'un chapei n'est pas complexe outre mesure et qu'un bon menuisier, sachant de surcroît manier un tour (à l'époque un tour à pied), peut en fabriquer assez aisément dès lors qu'il possède les bonnes essences de bois, un modèle et les conseils du musicien. Cette dernière remarque découle de notre expérience récente avec un sculpteur sur bois sans expérience dans le domaine du chapei, qui est parvenu avec succès, en deux semaines, à réaliser une copie d'un instrument ancien.
En Thaïlande, il n'existe plus de pratique reconnue du krajappi dans ls couches populaires à l'instar du Cambodge. Toutefois, une nouvelle prise de conscience de l'importance de la culture dans le contexte de la globalisation pousse aujourd'hui à la fois l'institution thaïlandaise et des individus isolés ou organisés à recommencer d'une pratique.
Concernant la facture instrumentale, des modèles anciens servent aujourd'hui d'étalons, soit pour une reproduction à l'identique, soit comme source d'inspiration.
Nous avons rencontré Nattapann Nuch-ampann, artiste et esthète thaï féru de culture ancienne, qui possède quelques krajappi contemporains remarquables inspirés par la tradition ancienne.
Nattapann Nuch-ampann (ณัฐพันธุ์ นุชอำพันธ์) commence l’étude de la musique traditionnelle vers l'âge de 12 ans avec comme premier instrument la vièle bicorde saw duang avant de continuer avec le xylophone ranat. Au lycée, il remporte le 1er prix du concours national de cithare khim. Plus tard, à l'Université Chulalongkorn, il joue au Thai Music Club.
Il commence à s’intéresser au krajappi à la fin des années 2000 mais constate que cet instrument a disparu des pratiques musicales du pays. Quoi qu'il en soit, dans une niche des réseaux sociaux, il rencontre un petit groupe d'amoureux du krajappi avec lequel il discute de technique de jeu, de système d’accordage, de facture instrumentale… Chaque idée l'inspire. Il rêve alors de trouver un bon krajappi et d'en jouer. Puis, un jour, l'occasion lui est donnée de rencontrer un luthier qui fabrique de beaux krajappi dans la province d'Ayutthaya. Il lui en commande alors un, puis deux, puis trois, puis quatre.
Toutefois, il s’avère impossible de trouver un enseignant car cet instrument a disparu du paysage culturel thaï depuis trop longtemps. Personne ne sait exactement comment en jouer. La dernière joueuse de krajappi connue et pratiquant un style musical ancien, était l'épouse du Roi Rama V qui régna de 1853 à 1910. Après cela, il semble que personne ne l'ait plus jamais joué.
Alors comment redémarrer une pratique disparue ? Laissons Nattaphan s’exprimer à ce propos : « De nos jours, nous jouons tous le krajappi à partir de notre imagination, y compris moi-même. Parfois, j'écoute les joueurs de chapei khmer, m’inspire de leur technique. Il y a longtemps, Thaïs et Khmers ont partagé une même culture, je pense que leur manière de jouer doit refléter nos anciennes pratiques thaïes. Alors, comme j'ai des mélodies en tête, je les joue comme bon me semble. »
Mais Nattaphan ne s’est pas arrêté à quatre krajappi. Lorsque nous le rencontrons pour le première fois chez lui en avril 2019, il en possède huit, de différents luthiers.
En plus d’être un bon musicien, Nattaphan est un véritable esthète. Chacun de ses instrument est une œuvre d’art et il en prend un soin extrême. Son esthétisme prend également corps dans l’écrin qu’il leur offre. Sa salle de musique et les divers lieux qu’il dédie à la musique et aux arts vivants se prêtent à une pratique musicale sensible et à des mises en scènes cinématographiques de rêve ! Jugez plutôt…
Retrouvez Nattapann Nuch-ampann sur sa chaîne wisetdontree วิเศษดนตรี
Nous présentons ci-après les krajappi les plus remarquables de la collection de Nattapann. Ce sont des instruments contemporains de sa conception. Certains possèdent un nom.
“Krajappi Mai Lai”, signifie “Krajappi en bois rayé”. Il a été fabriqué en bois de tabak par Chakri Mongkol en 2013 et décoré par Nattapann lui-même.
Les chevilles sont en bois et les cordes en soie. La caisse de résonance est ovoïde. Une rosace est fixée au centre de la table d'harmonie. Un chevalet supporte des cordes.
Ce krajappi (sans nom) a été fabriqué par Wannarat Suppasakuldamrong (structure générale) et sculpté par Pornpol Sapsakul en 2015-2017. La caisse de résonance est en bois de jacquier et le manche en bois de kaew. C'est l'une des pièces maîtresses de la collection de Nattapann Nuch-ampann. Sur le plan à la fois acoustique et esthétique, il s'agit véritablement d'un chef-d'œuvres de la facture instrumentale thaïe.
Le Krajappi Krajok, litt. “Krajappi de Verre”, a été inspiré à Nattapann par l'instrument ancien du Musée Suan Pakkad décrit plus haut et nommé par nous “krajappi aux tesselles de verre”. La structure a été réalisée par Wannarat Suppasakuldamrong en 2014-2015 et le décor de verrerie bleue et de verte par Prapan Kaewwiset en 2016-2017. La caisse de résonance et le manche sont en bois de jacquier. À l'instar du précédent instrument, ce krajappi est un véritable chef-d'œuvre.
Cet instrument possède, à l’intérieur de sa caisse de résonance, un dispositif bruiteur composé de ressorts provenant d’une horloge à balancier occidentale. Un tel dispositif était déjà présent dans le chapei du Musée de la Musique de Paris. Toutefois, lorsque l’instrument est joué, on ne constate aucune modification acoustique et le dispositif interne demeure inerte tant que l’instrument n’est pas secoué. Sa caisse de résonance est proche de celle de l’instrument du Musée de la Musique de Paris et de celui des photographies d’Émile Gsell. Le cordier est muni d’un bruiteur, ce qui ne semble avoir été le cas sur les instruments anciens à ressorts.
Ci-dessous, un tel dispositif est visible à l'intérieur d'un krajappi ancien. Il se compose de quatre tiges métalliques fixées dans la paroi de la caisse de résonance. Le long de chacune d'elle, une seconde tige, solidaire, se termine par un ressort censé heurter la partie terminale de la première.
Nous avons filmé en enregistrer le krajappi à ressort de Nattapann Nuch-ampann mais sans résultat tangible. La mise en vibration était peut-être liée à une technique de jeu particulière ? À suivre…
Nattapann Nuch-ampann jouant du krajappi à ressorts
Le musicien de cette vidéo, Suwat Utaekun, enseigne dans la province de Buriram. Il joue un krajappi à deux cordes métalliques. Cette configuration est atypique mais méritait d’être signalée car le résultat acoustique est intéressant. Selon les informations de l'ethnomusicologue thaïlandais Anant Narkkong, ce type de krajappi “folklorique” se rencontre dans la communauté thaï-khmère de la région de Buriram-Surin-Sisaket. Sa facture s’apparente plus au chapei khmer qu’aux instruments décrits ci-avant, même si la terminologie utilisée en titre de cette vidéo YouTube est “กระจับปี่ krajappi”…
Voir aussi :
L'ensemble arak du Vat Reach Bo
Les joueuses de chapei, par Émile Gsell
Le chapei du Musée de la Musique de Paris
Edited by Cambodian Living Arts, Phnom Penh, Cambodia
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