L'ensemble mahori de la cour d'Ayutthaya

Textes, photos, vidéos : © Patrick Kersalé 1998-2023, sauf mention particulière.



Introduction

Pourquoi une étude sur le chapei nécessite-t-elle une investigation dans l’univers du mahori d'Ayutthaya ? Le krajappi thaï et le chapei khmer ont fait partie des orchestres des cours royales des deux cultures. Comprendre la structure et l'origine des orchestres au plus loin qu'il nous soit permis de remonter, devrait nous permettre de mieux comprendre la filiation existant entre les instruments des orchestres de cour de l’époque angkorienne et ceux des orchestres “traditionnels” khmers et thaïs, en passant par le Royaume d'Ayutthaya (1350-1767).

 

Sources

Les sources sur lesquelles nous nous appuyons sont iconographiques et, dans une moindre mesure, textuelles. Nous nous référons également aux recherches de chercheurs thaïs, notamment celle de feu le Professeur Udom Arunrattana. Nous mettons également à profit notre connaissance des orchestres de cour de l’époque du Bayon dont l’essentiel est publié sur notre site Sounds of Angkor.

 

Origine du mahori

Selon le prince thaï Damrong Rajanubhab, le mahori aurait été inventé par les Khmers anciens puis développé à la cour d’Ayutthaya. L’histoire musicale mondiale démontre que des formes de musique anciennes se sont pérennisées parce qu’elles ont su s’adapter à leur époque. C’est probablement le cas pour le mahori : le vieux fonds angkorien aurait servi de base au développement d’un nouvel art de cour à Ayutthaya. Les instruments khmers, d’origine indienne (cithare et harpe), ont peu à peu été remplacés par les instruments thaï de l’époque, mais aussi par des instruments ou de la technologie provenant de Chine (krajappi) et du Moyen-Orient (vièle saw sam sai, tambour thon). Ensuite, ces instruments ont été adaptés aux nécessités de la cour. Dans son article (en anglais) “Music in Persian and Thai Courts In the Early Ayutthaya Period ” feu le Professeur Udom Arunrattana tente de démontrer, à juste raison, l’apport de la Perse dans la culture siamoise. Nous soutenons grandement sa proposition.

Nous ne savons, a priori, rien de la musique de cour de l’époque du Bayon. Toutefois, une recherche croisée et approfondie des structures et des concepts des musiques “traditionnelles” de cour du Cambodge, de Thaïlande, du Laos et du Myanmar pourrait peut-être combler cette méconnaissance. Rappelons ici que tout est lié : si la structure de la musique et celle de l’architecture des temples angkoriens et/ou des temples d’Ayutthaya trouvent des points de convergence, alors il deviendrait possible de formuler des hypothèses qui nous sortiraient du néant. Si l'on accepte l'idée que la structure de la langue khmère angkorienne est grosso-modo la même que celle du khmer moderne, pourquoi en serait-il autrement pour la musique dite traditionnelle ?

 

Orchestres de cour du Bayon et d’Ayutthaya

Les sources iconographiques et historiques manquent pour comprendre précisément une éventuelle continuité entre les orchestres de cour dépeints sur les bas-reliefs du Bayon (derniers et uniques témoignages datant de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècles) avant le sac d’Angkor en 1431-32. Il n’est pas improbable que l’armée thaïe ait capturé des artistes de la cour d’Angkor, notamment des musiciens (hommes et femmes) et les aient emmenés à la cour d’Ayutthaya. Nous n’en avons aucune preuve mais de telles pratiques avaient cours en ces temps-là. 

Nous méconnaissons la structure précise des orchestres mahori à travers le temps, mais nous allons essayer de comparer les configurations orchestrales : les orchestres de cour du Bayon et les orchestres mahori représentés dans l'iconographie de la Chapelle Buddhaisawan du Bangkok (fin XVIIIe s.). Rappelons que ces peintures datent du début de la période de Rattanakosin (1782–1932, roi Rama Ier), c'est-à-dire juste de la fin du Royaume d'Ayutthaya (1350-1767). Elles sont un précieux témoignage de la vie à Ayutthaya car elles montrent des ensembles et des instruments joués durant des cérémonies, même s'il faut peut-être parfois pondérer leur réalité. 

Les instruments dépeints à Buddhaisawan ne sont certes pas ceux de l’époque du Bayon, mais il se dégage une logique structurelle :

  1. Nous savons que l’instrument principal de l’orchestre mahori est la vièle tricorde saw sam sai. Ce fait est attesté jusque dans les orchestres “traditionnels” contemporains en Thaïlande. À l’époque angkorienne, nous pensons que l’instrument conducteur était la cithare monocorde kinnara puisque les listes hiérarchisées des musiciennes de Lolei (K. 324-327-330-331 ; IXe siècle - Voir tableau ci-après) mentionnent cet instrument en tête des cordophones [cithare, harpe, luth(s ?)]. En revanche, dans les listes des temples de Preah Kô (K. 318) et Prasat Kravan (K. 270), le kinnara est le seul cordophone mentionné, ce qui prouve son importance. 
  2. Dans l’orchestre du Bayon, la harpe est toujours présente aux côtés de la cithare monocorde. Elle est nommée viṇā en vieux khmer. Or l’instrument qui tient lieu de second instrument à cordes dans le mahori, tel que représenté à la Chapelle Buddhaisawan est le krajappi ; son nom ancien est phin, un terme toujours en usage dans région thaïlandaise d'Isan et au Laos pour désigner le luth à long manche à frettes basses
  3. Les cymbales/cymbalettes sont le “cœur battant” de l’ensemble mahori. Elles sont présentes dans tous les orchestres angkoriens, fussent-ils martiaux, religieux ou palatins. Elles représentent le Soleil et la Lune. À ce titre, elles structurent le temps. Dans l'iconographie angkoriennes, elles symbolisent parfois, à elles seules, la musique.
  4. Un instrument — qui fait polémique dans le monde de l’archéomusicologie de l’époque du Bayon — est celui que nous qualifions de racle et que les polémistes voient comme la vièle tricorde tro khmer ou une vièle à résonateur buccal ! On trouvera la démonstration de la pertinence (ou de l’impertinence) du propos ici. À chacun d'en juger… Les pratiques musicales les plus anciennes de l’Asie du Sud-Est continentale, incluant celles des populations dites montagnardes des confins frontaliers du Cambodge, du Laos et du Vietnam, démontrent une complémentarité/opposition entre le métal et le bois/bambou. Le meilleur exemple résiduel est probablement celui du Myanmar avec son couple de percussions si (métal) et wa (bois). La seule phonation des mots si/wa fait déjà entendre le clinquant du métal (bronze) et la chaleur du bois/bambou. Nul doute que cette complémentarité/opposition existait à la cour du Bayon, et probablement bien avant encore, à la période préangkorienne, puisque des “percussions” (non spécifiquement nommées) font partie des listes de donations aux temples de Lolei (voir ci-après). Dans l’orchestre mahori d’Ayutthaya, le métal se matérialise par les cymbalettes de bronze et le bois par la percussion krap phuang dont les lames pouvaient être en bois ou en ivoire.
  5. L’iconographie angkorienne ne représente aucune autre percussion dans les orchestres de cour que le racle et les cymbalettes. Toutefois, nous avons l’intime conviction que des tambours étaient utilisés. Primo, l’iconographie de Sambor Prei Kuk (VIIe s.), du Champa (VIIIe s.) et de Borobudur (IXe s.) montrent des tambours dans des formations orchestrales qui auraient pu être à la fois religieuses et palatines. Cette double appartenance est d'ailleurs confirmée par l’iconographie du Bayon. Secondo, les surfaces disponibles sur les murs du Bayon ont conduit les concepteurs des bas-reliefs à faire des choix stratégiques et symboliques, notamment à exclure les tambours. Tertio, dans toute l’Asie du Sud-Est, le tambour est l’instrument directeur de l’orchestre ; il commande les démarrages, la cadence et les arrêts. Alors pourquoi n'en serait-il pas de même dans l’orchestre de cour du Bayon ?
  6. La flûte est la grande absente de l’iconographie angkorienne. On trouve quelques rares exemples dans l’iconographie préangkorienne puis, plus rien après. Nous pensons toutefois que cet instrument continua d’exister, sous sa forme dite communément traversière (embouchure latérale) ou droite (embouchure terminale aménagée) que nous retrouvons sur un bas-relief du XVIe s. de la galerie nord-est d’Angkor Vat.
  7. Pour terminer, n’oublions pas les chanteurs-euses bien présents-es à la fois à Angkor et Ayutthaya.

Les orchestres de cour à partir du VIIe s. en Asie du Sud-Est

Nous allons maintenant faire un voyage spatio-temporel vers quelques lieux du Sud-Est asiatiques où se sont enracinés l'hindouisme et le bouddhisme, et pour lesquels nous est parvenue une iconographie d'orchestres palatins ou religieux, les uns et les autres étant imbriqués : orchestres hindous (Cambodge, Champa) ; orchestres hindous-bouddhiques (Empire khmer de la période du Bayon) ; orchestres bouddhiques (Borobudur).

Nous présentons ci-dessous, un tableau récapitulatif dont la base de référence est la liste de donations du temple de Lolei (IXe s.) ; elle est la plus complète que nous connaissions, périodes préangkorienne et angkorienne confondues. De plus, elle est organisée de manière hiérarchique en termes de valeur, qu’il s’agisse de biens matériels (objets en or, argent, bronze, etc) ou de personnels. La liste originale de Lolei mentionne non pas directement les “instruments de musique” mais les “joueurs ou joueuses d’instruments de musique”. Pour des raisons pratiques, nous avons fait le choix de ne citer que le nom des instruments musicaux.

La hiérarchie est ici parfaitement démontrée puisque les danseuses, chanteuses, percussions et cymbalettes ont traversé le temps. Quant aux cordophones originaux, à savoir la cithare et la harpe, ils sont remplacés, dans l’orchestre mahori, par la vièle à pique tricorde saw sam sai et le luth à long manche à quatre cordes phin/krajappi

D’autres instruments, de moindre importance, sont mentionnés au-delà de la harpe dans la liste de Lolei. Si toutefois ils ont trouvé une continuité à l’époque angkorienne, ils n’ont jamais été représentés ni cités. Certains semblent être des luths si l’on se réfère à l’étymologie des termes. C’est notamment le cas pour le trisarī qui serait un luth tricorde d’origine indienne figurant dans l’iconographie de la même période à Borobudur, au Champa et au Siam. En aucun cas, dans cette logique hiérarchique, le phin/krajappi n’a fait suite au(x) luth(s) d’importance secondaire. C’est bien à la harpe dénommée vīṇā en vieux khmer (terme d’origine sanscrite, mais en réalité un faux ami car il désigne des cithares de diverses natures dans cette langue !) et dont dérive les termes pin ពិណ en khmer moderne  et phin พิณ en thaï.

Par ailleurs, il existe, dans la liste de Lolei, deux citations de percussions. Certaines devaient donc être considérées comme majeures (tambour conducteur ?) et d’autres mineures (blocs de bois ?). Mais pour l’heure, le mystère demeure. 

Il existe plusieurs configurations de l’orchestre mahori incluant des cordophones mais également des percussions mélodiques telles les carillons de gongs que l’on peut notamment voir sur un cabinet du XVIIIe s. au Musée National de Bangkok. Or les enlumineurs de la Chapelle Buddhaisawan semblent avoir représenté la forme la plus ancienne et la plus délicate de l’ensemble mahori en excluant les percussions mélodiques. Comme ces orchestres sont en relation directe avec la vie du Bouddha, la croyance populaire fait probablement remonter leur origine à Son époque. Il faut donc plutôt y voir une métaphore — avec des liens structurels bien réels — qu’une réalité tangible. Les artistes y ont inclus la part de nostalgie de mondes disparus, à la foi celui du temps du Bouddha et celui du Royaume d’Ayutthaya.