Nous avons souhaité consacrer un article entier à l'un des plus anciens chapei/krajappi qui nous soit parvenu. Il est la propriété du Musée de la Musique de la Philharmonie de Paris, référencé E.1177. Nous évoquons par ailleurs cet instrument dans notre article Les joueuses de chapei, par Émile Gsell compte tenu de son importance historique.
L'image ci-contre montre l'étiquette originale collée à l'arrière de la caisse de résonance : “1177 Guitare du Cambodge”.
L’instrument a été acquis par le musée le 25 décembre 1887. Pour accéder à la fiche signalétique du Musée de la Musique, cliquez ici.
Une première description de l'instrument a été faite dans Léon Pillaut, 1er supplément au catalogue de 1884, Paris, Librairie Fischbacher, 1894, p. 58 (le catalogue de la collection du Musée instrumental du Conservatoire dressé à la fin du 19e siècle) : “1249. - Chiapey. Cette grande guitare du Cambodge a 1m,50 de longueur totale ; la caisse, en forme de cœur a 0m,41 et demi de haut sur 0m,39 de large et 0m,06 cent. d'épaisseur. Le manche, de forme élégante et recourbé en arrière, porte 13 chevalets. 4 longues et fines chevilles d'ivoire tendent les cordes. Ce bel instrument fait habituellement partie de l'orchestre cambodgien.”
Alexandre Girard-Muscagorry, Conservateur chargé des musiques et cultures non occidentales (Cité de la Musique, Philharmonie de Paris) a exhumé des archives du musée (conservées aux Archives nationales, cote AJ37 321, 6b) cette lettre datée du 30 Décembre 1887 mentionnant l'instrument sous la dénomination “grande guitare indienne”. Si l'auteur de cette lettre, Monsieur Boilesne, fut un temps le propriétaire de l'instrument, il semble avoir habité au 22 rue de la Pépinière, Paris 8e.
Cet instrument est tout d'abord d'une grande beauté malgré sa sobriété. Il est fabriqué dans des bois rouges dont la nature exacte reste à déterminer. Sa caisse de résonance monoxyle a une forme ovoïde parfaitement symétrique. Il comportait originellement treize frettes (dix collées sur le manche et trois sur la table d'harmonie). La table d'harmonie est pleine, c'est-à-dire sans orifice ni rosace. Les cordes étaient en soie (une corde subsiste dans un sachet à part), le sillet et la cheville résiduelle sont en ivoire. La courbure de la tête est le résultat d'un bandage et non d'une sculpture dans la masse (la tête n'est d'ailleurs plus dans l'axe mais accuse une légère déviation). Ce paramètre est important car la longueur linéaire totale est déterminante dans la symbolique arithmétique de l'instrument.
La face arrière de la caisse de résonance est décorée d'une image coquine. La pudeur khmère ou thaïe (même si à cette époque nombres de femmes vaquaient seins nus) n'était pas atteinte puisque cette partie du chapei n'était pas visible pour les spectateurs.
Au centre de l'image se trouve un minuscule trou dont le rôle pourrait être de permettre à l'air de circuler entre l'extérieur et l'intérieur de la caisse de résonance. Mais compte tenu de la petitesse de celui-ci, nous doutons de l'intention acoustique du luthier.
La scène montre Hanumān, le général en chef de l'armée des singes dans l'épopée du Rāmāyaṇa (Reamker khmer រាមកេរ្តិ៍ / Ramakien thaï รามเกียรติ์). Il est en train de courtiser la princesse Benyagai (Vibhishana), fille du prince Phiphek, après avoir joué un tour infructueux au prince Rāmā.
En 2016, l'instrument a fait l'objet d'une restauration par Christian Binet. Nous avons pu consulter la fiche. Avant l'intervention, il était encrassé, le manche désolidarisé de la caisse de résonance et le cordier décollé. Le bord de la caisse était cassé au niveau de la jonction caisse/manche. L'intervention a consisté à nettoyer les surfaces, remettre en place le manche et recoller le cordier.
Originellement, le manche était maintenu par une clavette traversant un tenon à l’intérieur de la caisse.
Selon le restaurateur, le manche a probablement été arraché de son logement à la suite d’un choc, entraînant la détérioration du bord de la caisse de résonance. Afin d'optimiser la restauration, il a été décidé d'ouvrir l'instrument en désolidarisant la table d'harmonie de la caisse et en réparant ce qui pouvait l'être. Toutefois, étant donné la faiblesse des éléments de cette zone, il a été décidé de coller le manche afin de répartir les efforts mécaniques. De la colle de poisson a été utilisée.
La table d'harmonie était fixée à la caisse de résonance par des pointes de bois dur et de bambou.
L'ouverture de la caisse de résonance a révélé l'existence d'un dispositif bruiteur composé de tiges et de ressorts. Seuls trois ressorts demeuraient à l'intérieur de la caisse, mais des trous visibles dans l'éclisse laissent à penser que d'autres ressorts existaient auparavant. Un tel dispositif semble avoir été la norme dans la seconde partie du XIXe siècle et peut-être même au début du XXe siècle. Les photographies d'un krajappi thaï ci-dessous l'attestent. Un enregistrement réalisé avec un instrument contemporain, recréé sur la base des instruments anciens, n'a pas permis de constater de réel effet acoustique. Seul le secouement des instruments permet de faire entendre l'entrechoquement des pièces métalliques (voir les deux vidéos ci-dessous). Peut-être ne s'agit-il que d'une question de réglage entre chaque tige et le ressort associé. Une reconstitution de l'instrument du Musée de la Musique de Paris pourrait apporter une réponse à cette question… (À suivre).
Chapei E1177. Les ressorts sont fixés latéralement dans les éclisses de la caisse de résonance. Photo © Christian Binet.
Chapei E1177. Des trous indiquent que d'autres ressorts auraient pu exister autrefois. Photo © Christian Binet.
Chapei E1177. Écoutez le son produit par les ressorts lorsque l'instrument est secoué.
Nattapann Nuch-ampann jouant du krajappi à ressorts. On ne constate aucun effet acoustique particulier.
Lors de la restauration de l'instrument en 2016, une surprise attendait le restaurateur Christian Binet. L'intérieur de la table d'harmonie contenait une inscription et un dessin que la présente étude a tenté de décrypter. Il existe plusieurs ensembles distincts, certains, semble-t-il, complémentaires.
Une inscription en langue thaïe, de couleur noire, se répartit de part et d'autre du pourtour de la table d'harmonie. Il s'agit d'un poème dans un style propre au XIXe siècle, déchiffré et traduit par Theerapat Sinthudech :
เขาจะเล่า เล้าแม่อย่าขาน
อย่าจำนรร มั่นคงหนัก
Qu'importe qu'il essaie de t’attirer
Ne lui réponds pas, pas même un mot
Ce message semble faire sens par rapport au dessin central (ci-après) représentant une femme qui détourne le regard.
Sur le document original (ci-dessus) un dessin, en blanc, représente une femme tournant la tête. Elle semble lever les bras à la manière d'une danseuse.
Nous en proposons ci-contre un traitement de couleur bleue afin de mieux faire apparaître les contours.
Nous avons numéroté de 1 à 9 les caractères alphabétiques et les mots thaïs épars, de couleur noire. Theerapat Sinthudech nous en donne un premier décodage, sans que l'on puisse pour l'instant trouver une logique sémantique entre ces divers éléments.
1 : เยด
2 : ทง
3 : ทน
4 : ท / ก
5 : เอน
6 : เรอน. Ancienne graphie du mot “maison” aujourd'hui orthographiée เรือน. À cette époque, ce terme était couramment usité comme prénom féminin. Une question se pose : ce nom aurait-il pu être celui de l'une des joueuses de chapei de la cour du Cambodge, si l'on en croit la provenance indiquée sur l'étiquette du musée ?
7 : ข
8 : ท
9 : เขาจ่เลน. De nos jours, ce terme, orthographié เขาจะเล่น, signifie “Il/elle va jouer”.
Le caractère en blanc au centre du cercle rouge, pourrait être la lettre khmère ម (à l'envers). Elle était autrefois prononcée “ma”, aujourd'hui “mo”. Mais il pourrait aussi s'agir, par coïncidence, uniquement du chignon de la femme.
Pour comprendre pourquoi le message est en thaï alors que l'instrument semble provenir du Cambodge, revenons brièvement sur l'histoire commune des royaumes du Cambodge et du Siam. Du XVe au XIXe siècle, le Cambodge vit une longue décadence politique sous domination siamoise, mise à part une brève période de prospérité, au XVIe siècle, au cours de laquelle les souverains, qui ont bâti leur nouvelle capitale à Lovek, commercent avec d'autres régions d'Asie. À partir du début du XVIe siècle, le Cambodge devient vassal du royaume siamois d'Ayutthaya. En 1861, le roi Norodom Ier est chassé du Cambodge par une rébellion conduite par son demi-frère le prince Si Votha et se réfugie au Siam. Le 23 avril 1863, ce même souverain propose au lieutenant français Ernest Doudart de Lagrée un accord par lequel il accepterait que soit établi un protectorat de la France sur le Cambodge. Le 11 août, le roi ratifie le traité. En 1866, Norodom Ier transfert la cour d’Oudong à Phnom Penh. Le 15 juillet 1867, le Siam renonce à ses droits sur le Cambodge et reconnaît le protectorat français ; il obtient en échange les provinces de Battambang, Siem Reap et Sisophon.
Si, au XIXe siècle, le khmer était la langue principale de la cour et de l'administration royale, certains membres de la cour parlaient et écrivaient le thaï ; certains allaient étudier au Siam.
Parmi les artistes du palais royal du Cambodge, il y avait probablement aussi des musiciens et des danseurs siamois, professeurs ou interprètes.
Nous ne disposons d'aucun élément tangible pour répondre très exactement à une telle question, mais nous pouvons avancer l'hypothèse qu'il appartenait à une femme de la cour du Cambodge et ce, pour plusieurs raisons :
1. Comparé à la grande taille des krajappi du prince Paribatra sortis du même atelier, celui-ci est un petit instrument, semblant indiquer qu'il était par une femme.
2. L'inscription et le dessin à l'intérieur de la table d'harmonie font sens. En effet, l'inscription poétique en langue thaïe, associée au dessin de la femme qui détourne le regard, constituent un message appelant les femmes à se méfier du comportement des hommes.
3. Il ne peut s'agir que d'une musicienne de la cour car à la fin du XIXe siècle, il semble inimaginable qu'une femme du peuple joue un tel instrument. Par ailleurs, le prénom à l'intérieur de l'instrument est féminin.
4. Le décor à l'arrière de la caisse de résonance où l'on voit Hanumān empoignant le sein de la princesse Benyagai (Vibhishana) peut toutefois être interprété, à la lumière de l'inscription et du dessin, comme une mise en garde permanente contre les comportements masculins. Les récents procès qui défraient la chronique depuis l'explosion du mouvement #MeToo ne le démente pas !
En regard des informations précédentes d'une part, de la similarité des deux krajappi appartenant au Suan Pakkad Museum de Bangkok, décrits dans le chapitre “Le krajappi thaï”, et des représentations des photographies d'Émile Gsell d'autre part, nous pensons que l'instrument E.1177 a été fabriqué au Siam par un luthier de renom. L'instrument que nous avons appelé “krajappi aux tesselles de verre” démontre que l'atelier était en mesure de réaliser des instruments prestigieux pour les cours royales du Cambodge et du Siam (en supposant bien entendu que les tesselles de verre aient été posées dans l'atelier et non ailleurs).
En résumé, nous avons aujourd'hui (octobre 2019) connaissance de l'existence réelle et virtuelle de cinq chapei/krajappi sortis du même atelier : les deux instruments photographiés par Émile Gsell à la cour du Cambodge vers 1866-70 (ceux visibles sur les deux autres photographies des orchestres sont les mêmes), les deux instruments du Suan Pakkad Museum de Bangkok (date inconnue mais probablement seconde moitié du XIXe siècle), l'instrument du Musée de la Musique de Paris acquis en 1887 (voir photos ci-dessous).
Nous inspirant de l'ensemble des données recueillies au cours de cette étude, nous avons décidé de reconstruire le chapei de la photographie d'Émile Gsell. Pour en savoir plus, cliquez ici.
L'étude et l'expertise de cet instrument ont été rendues possibles grâce à la collaboration d'une équipe internationale coordonnée par Patrick Kersalé. Que tous soient ici remerciés (par ordre alphabétique) :
Edited by Cambodian Living Arts, Phnom Penh, Cambodia
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