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Pourquoi une étude sur le chapei nécessite-t-elle une investigation dans l’univers du mahori d'Ayutthaya ? Le krajappi thaï et le chapei khmer ont fait partie des orchestres des cours royales des deux cultures. Comprendre la structure et l'origine des orchestres au plus loin qu'il nous soit permis de remonter, devrait nous permettre de mieux comprendre la filiation existant entre les instruments des orchestres de cour de l’époque angkorienne et ceux des orchestres “traditionnels” khmers et thaïs, en passant par le Royaume d'Ayutthaya (1350-1767).
Les sources sur lesquelles nous nous appuyons sont iconographiques et, dans une moindre mesure, textuelles. Nous nous référons également aux recherches de chercheurs thaïs, notamment celle de feu le Professeur Udom Arunrattana. Nous mettons également à profit notre connaissance des orchestres de cour de l’époque du Bayon dont l’essentiel est publié sur notre site Sounds of Angkor.
Selon le prince thaï Damrong Rajanubhab, le mahori aurait été inventé par les Khmers anciens puis développé à la cour d’Ayutthaya. L’histoire musicale mondiale démontre que des formes de musique anciennes se sont pérennisées parce qu’elles ont su s’adapter à leur époque. C’est probablement le cas pour le mahori : le vieux fonds angkorien aurait servi de base au développement d’un nouvel art de cour à Ayutthaya. Les instruments khmers, d’origine indienne (cithare et harpe), ont peu à peu été remplacés par les instruments thaï de l’époque, mais aussi par des instruments ou de la technologie provenant de Chine (krajappi) et du Moyen-Orient (vièle saw sam sai, tambour thon). Ensuite, ces instruments ont été adaptés aux nécessités de la cour. Dans son article (en anglais) “Music in Persian and Thai Courts In the Early Ayutthaya Period ” feu le Professeur Udom Arunrattana tente de démontrer, à juste raison, l’apport de la Perse dans la culture siamoise. Nous soutenons grandement sa proposition.
Nous ne savons, a priori, rien de la musique de cour de l’époque du Bayon. Toutefois, une recherche croisée et approfondie des structures et des concepts des musiques “traditionnelles” de cour du Cambodge, de Thaïlande, du Laos et du Myanmar pourrait peut-être combler cette méconnaissance. Rappelons ici que tout est lié : si la structure de la musique et celle de l’architecture des temples angkoriens et/ou des temples d’Ayutthaya trouvent des points de convergence, alors il deviendrait possible de formuler des hypothèses qui nous sortiraient du néant. Si l'on accepte l'idée que la structure de la langue khmère angkorienne est grosso-modo la même que celle du khmer moderne, pourquoi en serait-il autrement pour la musique dite traditionnelle ?
Les sources iconographiques et historiques manquent pour comprendre précisément une éventuelle continuité entre les orchestres de cour dépeints sur les bas-reliefs du Bayon (derniers et uniques témoignages datant de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècles) avant le sac d’Angkor en 1431-32. Il n’est pas improbable que l’armée thaïe ait capturé des artistes de la cour d’Angkor, notamment des musiciens (hommes et femmes) et les aient emmenés à la cour d’Ayutthaya. Nous n’en avons aucune preuve mais de telles pratiques avaient cours en ces temps-là.
Nous méconnaissons la structure précise des orchestres mahori à travers le temps, mais nous allons essayer de comparer les configurations orchestrales : les orchestres de cour du Bayon et les orchestres mahori représentés dans l'iconographie de la Chapelle Buddhaisawan du Bangkok (fin XVIIIe s.). Rappelons que ces peintures datent du début de la période de Rattanakosin (1782–1932, roi Rama Ier), c'est-à-dire juste de la fin du Royaume d'Ayutthaya (1350-1767). Elles sont un précieux témoignage de la vie à Ayutthaya car elles montrent des ensembles et des instruments joués durant des cérémonies, même s'il faut peut-être parfois pondérer leur réalité.
Les instruments dépeints à Buddhaisawan ne sont certes pas ceux de l’époque du Bayon, mais il se dégage une logique structurelle :
Nous allons maintenant faire un voyage spatio-temporel vers quelques lieux du Sud-Est asiatiques où se sont enracinés l'hindouisme et le bouddhisme, et pour lesquels nous est parvenue une iconographie d'orchestres palatins ou religieux, les uns et les autres étant imbriqués : orchestres hindous (Cambodge, Champa) ; orchestres hindous-bouddhiques (Empire khmer de la période du Bayon) ; orchestres bouddhiques (Borobudur).
Nous présentons ci-dessous, un tableau récapitulatif dont la base de référence est la liste de donations du temple de Lolei (IXe s.) ; elle est la plus complète que nous connaissions, périodes préangkorienne et angkorienne confondues. De plus, elle est organisée de manière hiérarchique en termes de valeur, qu’il s’agisse de biens matériels (objets en or, argent, bronze, etc) ou de personnels. La liste originale de Lolei mentionne non pas directement les “instruments de musique” mais les “joueurs ou joueuses d’instruments de musique”. Pour des raisons pratiques, nous avons fait le choix de ne citer que le nom des instruments musicaux.
La hiérarchie est ici parfaitement démontrée puisque les danseuses, chanteuses, percussions et cymbalettes ont traversé le temps. Quant aux cordophones originaux, à savoir la cithare et la harpe, ils sont remplacés, dans l’orchestre mahori, par la vièle à pique tricorde saw sam sai et le luth à long manche à quatre cordes phin/krajappi.
D’autres instruments, de moindre importance, sont mentionnés au-delà de la harpe dans la liste de Lolei. Si toutefois ils ont trouvé une continuité à l’époque angkorienne, ils n’ont jamais été représentés ni cités. Certains semblent être des luths si l’on se réfère à l’étymologie des termes. C’est notamment le cas pour le trisarī qui serait un luth tricorde d’origine indienne figurant dans l’iconographie de la même période à Borobudur, au Champa et au Siam. En aucun cas, dans cette logique hiérarchique, le phin/krajappi n’a fait suite au(x) luth(s) d’importance secondaire. C’est bien à la harpe dénommée vīṇā en vieux khmer (terme d’origine sanscrite, mais en réalité un faux ami car il désigne des cithares de diverses natures dans cette langue !) et dont dérive les termes pin ពិណ en khmer moderne et phin พิณ en thaï.
Par ailleurs, il existe, dans la liste de Lolei, deux citations de percussions. Certaines devaient donc être considérées comme majeures (tambour conducteur ?) et d’autres mineures (blocs de bois ?). Mais pour l’heure, le mystère demeure.
Il existe plusieurs configurations de l’orchestre mahori incluant des cordophones mais également des percussions mélodiques telles les carillons de gongs que l’on peut notamment voir sur un cabinet du XVIIIe s. au Musée National de Bangkok. Or les enlumineurs de la Chapelle Buddhaisawan semblent avoir représenté la forme la plus ancienne et la plus délicate de l’ensemble mahori en excluant les percussions mélodiques. Comme ces orchestres sont en relation directe avec la vie du Bouddha, la croyance populaire fait probablement remonter leur origine à Son époque. Il faut donc plutôt y voir une métaphore — avec des liens structurels bien réels — qu’une réalité tangible. Les artistes y ont inclus la part de nostalgie de mondes disparus, à la foi celui du temps du Bouddha et celui du Royaume d’Ayutthaya.
Voir aussi :
L'ensemble arak du Vat Reach Bo
Les joueuses de chapei, par Émile Gsell
Le chapei du Musée de la Musique de Paris
Edited by Cambodian Living Arts, Phnom Penh, Cambodia
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