Les joueuses de chapei, par Émile Gsell

Textes, photos, vidéos : © Patrick Kersalé 1998-2019, sauf mention particulière.


Dans la carrière d’un chercheur, il est parfois de belles histoires, voire des miracles !

Voici quelques années, je découvrais sur Internet la photographie couleur sépia d'une joueuse de chapei du Palais royal du Cambodge réalisée par le Français Émile Gsell vers 1866-70, après que le roi Norodom a transféré sa cour d’Oudong à Phnom Penh (dénommée ici : “joueuse de chapei 1”). 

Joueuse de chapei 1
Joueuse de chapei 1
Joueuse de chapei 1 colorisée
Joueuse de chapei 1 colorisée

Je découvris plus tard une seconde image d'Émile Gsell sur laquelle on peut voir une autre joueuse de chapei, dans la même position et avec un instrument très proche du précédent (dénommée ici : “joueuse de chapei 2”).

Joueuse de chapei 2
Joueuse de chapei 2
Joueuse de chapei 2 colorisée
Joueuse de chapei 2 colorisée

À propos d'Émile Gsell

(Base Wikimonde)

Émile Gsell (31 décembre 1838 - 16 octobre 1879) est un photographe français né à Sainte-Marie-aux-Mines (Haut-Rhin). Il participa à plusieurs missions d'exploration en Asie du Sud-Est dont l'expédition française du Mékong dirigée par Ernest Doudart de Lagrée et Francis Garnier, au cours de laquelle il fut le premier à effectuer des clichés du temple d'Angkor.

Fils d'imprimeur sur toile, il s'initie à la photographie lors de son service militaire en Cochinchine ; il est alors remarqué pour la qualité de ses photographies par le capitaine de frégate Ernest Doudart de Lagrée, responsable de la Commission d'exploration du Mékong. De juin à octobre 1866, il fait travailler Gsell à l'exploration photographique du temple d'Angkor. Cette expédition fructueuse apporte à Émile Gsell une certaine notoriété.

Il s'installe ensuite à Saïgon où il ouvre un atelier photographique ainsi qu'une boutique où il expose ses photos d'Angkor et de la civilisation khmère. Gsell est récompensé par la médaille du Mérite de l'Exposition universelle de 1873 à Vienne et fait ensuite de très nombreuses photographies de Saïgon et sa région. Ses photos dessinent la vie quotidienne et l'atmosphère qui y règne, avec ses populations aux richesses et origines très variées. Il est reconnu pour son art de saisir la vie quotidienne, les métiers, les coutumes.

En 1875 Émile Gsell fait un voyage à Hanoï, puis il remonte le Fleuve rouge sur une canonnière. Il prend de nombreuses photographies qu'il expose à Saïgon dans sa boutique.

Touché par les fièvres des régions qu'il traverse, il tombe malade et meurt en 1879. Ses photographies continuent par la suite d'être vendues dans sa boutique.

 

Rencontre avec un descendant d'Émile Gsell

Alors que j’étais en mission à Luang Prabang, je séjournais dans l’une des très nombreuses guesthouses de la ville, tenue par une famille vietnamiennes de Hanoï. Dans le lobby de l’établissement, face à moi, un Français marié à une Vietnamienne. La conversation s’engage quand soudain il me dit : 

— Je porte un nom juif mais je ne suis pas Juif…

— Quel est donc votre nom, lui demandais-je ? 

— Gsell, Frédéric Gsell.

Ce nom, dont je découvrais pour la première fois la prononciation, résonna en moi. Les seules fois où je l’avais entendu prononcé, c’était par un Australien, Nick Coffill, lors de ses conférences sur l’histoire de la photographie au Cambodge, à Bambu Stage (Siem Reap). Il prononçait “djézel”. Je fis toutefois instantanément le rapprochement puisque j’étais en train de travailler, le jour même, sur la photographie d'Émile Gsell. Je lui demandais alors :

— Êtes-vous en lien de parenté avec Émile Gsell le photographe du XIXe siècle ?

— Oui, c’est mon arrière-arrière-grand-père né à Sainte-Marie-aux-Mines…

Nul doute, par ce détail instantané, qu’il disait vrai.

Il y avait une chance sur mille milliards de rencontrer cet homme à ce moment précis. Serait-ce un téléguidage d’Émile depuis l’au-delà ? Plus le temps passe et plus je le pense. Cette rencontre ne serait donc peut-être pas fortuite…

Commença alors une relation avec l’idée de rendre hommage à son aïeul, dans son village natal (peut-être un choix d'Émile lui-même ; aurait-il eu un fort ego ?)

 

Colorisation des photographies d'Émile Gsell

Fin mars 2018, je découvre que la "joueuse de chapei 1" avait été colorisée par la compagnie cambodgienne des eaux de boisson VITAL. L’image était séduisante mais la colorisation ne mettait pas en valeur les composants de l'instrument. Aussi je décidais, le 1er avril 2018, de réaliser ma propre colorisation, organologique cette fois. Il me manquait toutefois quelques éléments à propos des matériaux. Miraculeusement je découvris le jour même que le Musée de la Musique (Cité de la Musique, Philharmonie de Paris) possédait un chapei (ref. E.1177) mis en valeur grâce à de nouvelles photographies signées Claude Germain. En étudiant ces images, je découvre que l'instrument est similaire à ceux photographiés par Émile Gsell. Les organes sont identiques. La cheville résiduelle est en ivoire.

L’instrument a été acquis le 25 décembre 1887, soit huit ans après la disparition d'Émile Gsell. On peut donc affirmer que cet instrument date de la période durant laquelle ce dernier a réalisé ses clichés.

Nous allons maintenant confronter les détails organologiques de l'instrument avec les images d'Émile Gsell.

Joueuse de chapei 1 et chapei du Musée de la Musique de Paris
Joueuse de chapei 1 et chapei du Musée de la Musique de Paris
Joueuse de chapei 2 et chapei du Musée de la Musique de Paris
Joueuse de chapei 2 et chapei du Musée de la Musique de Paris

La première constatation que nous pouvons faire, c'est que l'instrument du Musée de la Musique de Paris est très proche de ceux photographiés par Émile Gsell. Nous pourrions presque affirmer que ces trois instruments sortent du même atelier. Nous n'avons toutefois pas les moyens de le prouver car à cette époque, et depuis la fin du XVIIIe siècle si l'on croise les sources iconographiques cambodgiennes et thaïlandaises, il y a une certaine standardisation des formes. C'est aujourd'hui encore le cas avec les quelques rares fabricants cambodgiens de ce début du XXIe siècle. En effet, ils répondent à une demande précise de la part des musiciens et n'ont pas le choix économique de proposer autre chose. Même si les individualités, parfois fortes dans le monde du chapei,  s'expriment singulièrement, il y a une certaine standardisation du son des instruments, avec toutefois des différences vues du côté du spécialistes. Au premier coup d'œil, ces trois chapei de la fin du XIXe siècle sont structurellement et esthétiquement très différents de ceux des années 2010.

La caisse de résonance a la forme du fruit du sapotier ; toutefois une autre interprétation veut qu'il s'agisse de la forme de la feuille de l'arbre de la Bodhi. 

Joueuse de chapei 1 et chapei du Musée de la Musique de Paris
Joueuse de chapei 1 et chapei du Musée de la Musique de Paris
Joueuse de chapei 2 et chapei du Musée de la Musique de Paris
Joueuse de chapei 2 et chapei du Musée de la Musique de Paris

Les parties terminales sont très proches. La valeur de la courbe n'apparaît pas sur ces images prises de face. On verra toutefois, plus loin, sur un troisième cliché d'Émile Gsell, qu'elle est semblable. Sur l'image du chapei 1 on remarque clairement la rainure centrale.

Les chevilles des trois instruments sont fines et élancées. Celles du chapei 1 sont blanchâtres (ivoire) avec une bague au milieu. Celles du chapei 2 semblent être en bois mais il est difficile de l'affirmer compte tenu de la piètre qualité de l'image originale ; toutefois, si l'on compare leur teinte à celle des frettes, elles sont plus sombres. On retrouve sur les chevilles des deux instruments de l'image du chapei 2 une protubérance au milieu, réalisée lors du tournage. 

  


Sur les chapei des XVIIIe et XIXe siècles, l'iconographie montre clairement des frettes collées sur la table d'harmonie, à l'image de beaucoup de luths asiatiques anciens et contemporains.

Sur le chapei 1, une frette est collée à la lisière du manche et de la table d'harmonie et cinq autres en dégradé sur la table.

Sur le chapei 2, une frette est collée à la lisière du manche et deux frettes d'égale longueur sur la table d'harmonie.

 

Le cordier du chapei 2 est esthétiquement identique à celui de l'instrument du Musée de la Musique de Paris. On remarquera les deux rainures centrales. Notons qu'à cette époque, il n'existe pas, sur les cordiers, de dispositif “bruiteur” à l'image des cithares et luths indiens ou du kropeu khmer.

Le cordier du chapei 1 est de couleur claire. 



On peut apprécier ici la partie terminale du chapei ref. E.1177 sur les deux photographies de Claude Germain (Musée de la Musique, Philharmonie de Paris).

 

L'ensemble mahori de la cour du roi Norodom

Photo d'Émile Gsell restaurée par Patrick Kersalé
Photo d'Émile Gsell restaurée par Patrick Kersalé

Cette photographie d'Émile Gsell montre des musiciennes de l'ensemble mahori (mohori) de la Cour du roi Norodom autour de 1866-70. Le joueuse de chapei n'est autre que le personnage de la photo “joueuse de chapei 1”. Le manche du chapei apparaît sous un angle un différent, permettant d'apprécier sa longueur. Toutefois nous ne nous prononçons pas sur la valeur l'angle de la courbe car les effets de perspective sur cette partie de l'instrument sont trompeurs. Nous avons d'ailleurs signalé, dans un autre article de ce site, que les peintres cambodgiens n'avaient pas totalement résolu la question de la perspective de la tête des chapei ; il semble que la photographie nous offre elle aussi bien des illusions d'optique !

Sur cette image, on constate qu'au moins deux instruments sont typiquement de facture thaïe : le tambour en gobelet (à l'extrême gauche) et la vièle à pique tricorde au centre. La comparaison avec des instruments conservés en Thaïlande (Musée National de Bangkok et Suan Pakkad Palace Museum) en atteste.

On sait que le roi Norodom (originellement nommé Ang Voddey), fils aîné du roi Ang Duong, a passé sa jeunesse à étudier à Bangkok, afin de renforcer les liens entre le royaume khmer et le Siam qui exerçait à cette époque encore sa suzeraineté sur le Cambodge. Ce souverain parlait donc le khmer et le thaï. Rien d'étonnant alors que tout ou partie des instruments de sa cour puissent être thaïs. Se pose alors la question de leur dénomination au sein de la cour. Portaient-il des noms thaïs ou khmers ? On trouvera, dans la section “Le chapei du Musée de la Musique de Paris” des informations sur l'origine probable du chapei.

Mentionnons pour mémoire ces deux options (instruments de gauche à droite) :

 

Dénomination organologique Noms thaïs Noms khmers
Tambour en gobelet thon (โทน)  skor thon (ស្គរថូន)
Xylophone (soprano) ranat ek (ระนาดเอก) roneat ek (រនាតឯក)
Cymbalettes ching (ฉิ่ง) chhing (ឈិង)
Métallophone à lames (soprano ?) ranat ek lek (ระนาดเอกเหล็ก) roneat dek (រនាតដែក)
Vièle à pique tricorde saw sam sai (ซอสามสาย) tro khmer (ទ្រខ្មែរ)
Carillon de gongs circulaire (ténor) khong wong yai (ฆ้องวงใหญ่) kong vong thom (គងវង់ធំ)
Luth à long manche krajappi, grajabpi (กระจับปี่) chapei (ចាប៉ី)
Cithare sur caisse jakhe (จะเข้)

krapeu (ក្រពើ), takhe (តាខេ)

Flûte khlui (ขลุ่ย) khloy (ខ្លុយ)
Tambour sur cadre rammana (รำมะนา) skor romonea (ស្គររមនា)

Reconstitution du chapei de la photographie d'Émile Gsell

2012. Nous découvrons sur Internet la photographie du chapei d'Émile Gsell. Cette image, prise entre 1866 et 1870, est fascinante et l'instrument joué par cette musicienne du palais royal ne l'est pas moins. Commence alors à germer le rêve d'une reconstitution. Mais beaucoup de données nous sont inconnues. C'est alors qu'une enquête minutieuse, parsemée de belles rencontres et d'incroyables synchronicités, nous conduira au résultat final.

 

 

2016. Nous prenons contact, en 2016, avec le luthier de la cour royale de Thaïlande à la frontière du Myanmar. Malheureusement sans succès car trop éloigné pour suivre un tel chantier depuis le Cambodge.

Décembre 2018. Rencontre “synchronique” à Luang Prabang (Laos) de Frédéric Gsell, descendant du photographe.

Avril 2019. La découverte de l'existence du chapei du Musée de Paris grâce à Frédéric Gsell,  allait modifier notre projet initial. Par ailleurs, notre rencontre avec Nattapann Nuch-ampann (ณัฐพันธุ์ นุชอำพันธ์) facilita le processus de reconstruction, et notre visite du Musée Suan Pakkad de Bangkok fut décisive. 

 

9 juillet 2019. Nous effectuons des relevés de l'instrument dans les réserves du Musée de la Musique de Paris.

27 octobre 2019. Nous remettons le plan, les cotes et les photographies à Leng Pohy, notre sculpteur partenaire à Siem Reap puis décidons de construire deux chapei simultanément, le second permettant de corriger les erreurs du premier. Nous avons dû déroger à la voie puriste d'une reconstitution à l'identique pour des questions écologiques et légales en utilisant des matériaux de substitution. La caisse de résonance et le manche du chapei original sont en bois de beng : Afzelia xylocarpa, Craib. Nous l'avons remplacé par du thnong (Pterocarpus macrocarpus, L.). La table d'harmonie est en roluoh (Erythrina orientalis, L.), nous l'avons replacée par la même essence que la caisse. À l'origine, les chevilles d'accordage et le sillet étaient en ivoire d'éléphant, disponible à profusion au XIXe siècle, nous les avons remplacé par du bois de kranhung: (Dalbergia cochinchinensis, Pierre

). Les frettes de l'instrument original ont disparues mais il semble, d'après note recherche au Suan Pakkad Palace Museum de Bangkok, qu'elles étaient en bois et surmontées de bambou. Faute d'autre source tangible, nous avons décidé de suivre cette voie.

La première opération délicate consistait à bander la tête. Leng Pohy a autrefois construit des chars à bœufs pour lesquels il apprit à réaliser cette opération. Pour l'instrument original du Musée de la Musique de Paris, notre expertise a démontré que la tête avait été bandée et qu'il en résultait une légère déviation de l'axe de la tête par rapport au manche. La bois avait gauchi. Dans notre expérience, le même phénomène s'est produit, toutefois dans une moindre mesure. Pour cette reconstitution, nous avons décidé d'utiliser des outils modernes (scies à ruban et circulaire, perceuse, ponceuse). Deux sculpteurs chevronnés ont apporté leur contribution pour le chevillier, le manche et le cordier. L'opération la plus délicate fut le perçage du chevillier pour l'insertion des quatre chevilles, car elle devaient être à la fois parallèles deux à deux et sur le même plan. Trois personnes ont été nécessaires pour assurer le maintien de l'instrument et le contrôle des deux axes de perçage.

Philippe Brousseau, fondateur de Jayav'Art à Siem Reap, a réalisé le médaillon au dos de la caisse de résonance du chapei du Musée de la Musique de Paris. Le dessin original a été transféré par décalque sur une planchette de bois enduite de gesso et recouverte de laque.


24 février 2020. Le second chapei est officiellement terminé. Ainsi, entre la découverte par nous-même de la photographie du chapei d'Émile Gsell en 2012 et la reconstruction finale, sept années se sont écoulées. Nous avons beaucoup appris de cette expérience.

Original du Musée de la Musique de Paris (G) et copie (D).
Original du Musée de la Musique de Paris (G) et copie (D).

Le 1er mars 2020, Pich Sarath inaugure le chapei de la photographie d'Émile Gsell à l'hôtel Rosewood de Phnom Penh lors d'une session privée. Ces deux vidéos immortalisent ce moment.

Pich Sarath joue le chapei solo

Pich Sarath joue le chapei et chante


Le 1er mars 2020, Pich Sarath inaugure le chapei de la photographie d'Émile Gsell à l'hôtel Rosewood de Phnom Penh lors d'une session privée. Ces deux vidéos immortalisent ce moment.

Pich Sarath joue le chapei solo

Pich Sarath joue le chapei et chante